2015-2025 : Avons-nous vraiment tenu ensemble ?

2015-2025 : Avons-nous vraiment tenu ensemble ?
© Citron / CC-BY-SA-3.0

Il y a dix ans, la nuit tombait sur Paris. Les rues, encore chaudes des rires et des verres entrechoqués, se sont soudain figées sous le crépitement des armes. Le Bataclan, Le Carillon, Le Petit Cambodge, La Bonne Bière, La Casa Nostra, Le Comptoir Voltaire, La Belle Équipe, le Stade de France : des lieux de notre vie commune transformés en lieux de mort.

Le phénomène du souvenir flash désigne notre capacité à nous rappeler avec une grande précision des circonstances dans lesquelles nous avons vécu un événement collectif traumatisant. Par exemple, le 25 juillet 1995, j’étais dans le RER B à la station Luxembourg quand la bombe a explosé. En 2001, je me souviens avoir vu mon manager de l’époque descendre de son bureau avec un paquet de news Yahoo imprimées en nous disant que c’était la fin du monde.
Ce soir de 2015, je fêtais mes 34 ans dans un bar vidé de sa vie en quelques minutes quand les premiers messages sont arrivés sur mon téléphone. Comment vas-tu ? Tu es en sécurité ? Une recherche sur le web et c’était le début d’une nuit cauchemardesque sur les chaines d’infos en continu. Deux jours plus tard, nous étions une cinquantaine en terrasse dans le XIIIe arrondissement à braver les mesures de sécurité et rendre hommage à nos amies disparues.

Aujourd’hui, alors que les bougies tremblent à nouveau sur la place de la République et que les discours célèbrent notre résistance, une question me traverse, lancinante : avons-nous vraiment mesuré la gravité de nos blessures ?

Depuis quelques heures, les messages fleurissent sur les réseaux sociaux, des Nous avons tenu ensemble, des Ils n’auront ni notre haine ni notre peur. Des incantations fortes, sincères et nécessaires, mais trop souvent simplistes. Car la réalité me semble bien plus complexe et bien plus douloureuse. Les attentats du 13 novembre n’ont pas seulement frappé des corps, ils ont transpercé l’âme de plusieurs générations, creusé des sillons de peur et de méfiance dans le cœur d’une société déjà fragilisée par les crises.

Les études menées par le Programme 13-Novembre, ce travail titanesque de chercheurs, d’historiens, de neuropsychologues, le montrent sans détour : la mémoire collective est sélective, presque capricieuse. Elle célèbre les survivants, se souvient des morts, mais laisse dans l’ombre ceux qui, dix ans plus tard, portent encore le poids invisible du stress post-traumatique, de la dépression, de l’angoisse transmise comme un héritage maudit. Plus de la moitié des proches de victimes souffrent encore, profondément, silencieusement. Oubliées.
Leur mémoire aussi mérite d’être honorée, leur douleur aussi mérite d’être entendue. Car une mémoire collective qui hiérarchise les souffrances est une mémoire injuste, une mémoire qui trahit son propre devoir. Comment peut-on parler de victoire quand tant de vies restent brisées ?

Et puis, il y a les jeunes.

Ceux qui, en 2015, étaient adolescents, enfants parfois, et qui ont grandi dans une France transformée. Une France où l’état d’urgence est devenu une norme, où les contrôles d’identité se sont multipliés, où le mot musulman, voilée se sont chargés d’un soupçon permanent. Aujourd’hui, en France, 81 % des musulmans estiment que la haine envers eux s’est aggravée depuis les attentats.
81 %. Ce chiffre glaçant devrait nous hanter. Car il ne parle pas seulement de discrimination, il parle de fracture, de défiance, de cette peur qui ronge insidieusement le vivre-ensemble. Les tags haineux sur les mosquées, les insultes dans la rue, les regards en coin : autant de cicatrices qui ne se referment pas, autant de preuves que le poison des attentats continue de circuler dans les veines de la société. Les commémorations officielles, comme ce jardin mémoriel inauguré en grande pompe à Paris, sont des gestes nécessaires, mais insuffisants. Un jardin, aussi beau soit-il, ne peut à lui seul porter le poids de la mémoire. Il faut plus. Il faut une transmission qui ne se contente pas de raconter, mais qui explique, qui questionne, qui force à regarder en face les causes et les conséquences. Il faut que les jeunes générations comprennent non seulement ce qui s’est passé cette nuit-là, mais aussi comment ces événements ont changé leur pays, leurs droits, leurs libertés. Il faut leur parler de l’état d’urgence prolongé, des lois sécuritaires qui ont redessiné les contours de la démocratie. Il faut leur parler des fractures sociales, de l’islamophobie qui s’est décomplexée, du rachat de iTélé par l’empire Bolloré l’année suivante, des amalgames qui ont empoisonné le débat public.

Aujourd’hui, la menace terroriste persiste, plus diffuse, plus insidieuse. Les services de renseignement déjouent des projets d’attentats, mais la radicalisation, elle, se nourrit des fractures de notre société, de la pauvreté qui explose, des préjugés, des inégalités, des discours de haine qui trouvent un écho toujours plus large. La France de 2025 n’est plus celle de 2015 : plus polarisée, plus méfiante, plus divisée. Ces brèches ouvertes, si nous n’y prenons garde, pourraient bien devenir des failles. Ne le sont-elles pas déjà ?

Oui, nous avons tenu. Mais tenir ne suffit pas. Il faut comprendre, il faut agir, il faut transmettre. La mémoire du 13 novembre ne peut être un simple hommage, elle doit être un miroir tendu à la société française. Un miroir qui reflète nos forces, certes, mais aussi nos faiblesses, nos peurs, nos échecs. Un miroir qui nous force à regarder en face ce que nous sommes devenus, et ce que nous voulons être.

Car le vrai combat, celui qui compte, n’est pas contre les terroristes d’hier, mais contre la tentation de réduire la mémoire à un slogan rassurant. Le devoir de mémoire, c’est celui de la lucidité. C’est celui de dire, sans fard : nous sommes blessés, nous sommes divisés, mais nous refusons de laisser ces blessures définir notre avenir.

Oui, déposons des fleurs. Allumons des bougies. Mais n’oublions pas que la lumière vient de la reconnaissance, de l’engagement, de l’humanisme et de cette volonté farouche de ne pas laisser les ténèbres s’installer. Ce n’est pas parce que nous avons survécu que nous avons gagné. La victoire, elle, se construira chaque jour.

Sources : 

Programme 13-Novembre (CNRS/Inserm)

Étude Ifop sur l’islamophobie (2025)

France Culture – Transmission de la mémoire aux jeunes

AFP – Cérémonie du 10e anniversaire

Dix ans après les attentats du 13 novembre à Paris, des traumatismes qui traversent les générations

Santé mentale, grande cause nationale 2025

Étude sur les comportements racistes et les discriminations envers les musulmans de France

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