Trente ans de casse culturelle : le long naufrage de la scène musicale française

Trente ans de casse culturelle : le long naufrage de la scène musicale française

Trente ans de musique, de concerts, de disques et d’amers constats. Ancien journaliste musical et organisateur de concerts, Vincent Duke a vu la scène française se vider peu à peu de ses lieux, de ses moyens et de ses liens. Censé rapprocher les gens dans les années 2000, le Web 2.0 a fini par les isoler jusque dans la musique. Il raconte cette lente déconnexion, et les poches de résistance qui font encore battre le cœur des scènes locales.

Interview.

Derrière le vacarme : Vous avez été journaliste musical entre les années 1990 et 2010, et organisateur de concerts. Si vous deviez résumer ce qu’a vécu la scène française depuis trente ans ?

Vincent Duke : C’est une lente érosion. Pas un grand crash, mais une succession de petits coups portés comme, entre autres, les nouvelles normes d’accessibilité et de sécurité mises en place, au début des années 2000, dans les lieux recevant du public. Ces normes étaient évidemment légitimes et nécessaires. On ne va pas s’opposer à la sécurité du public ou à l’accès des personnes handicapées. Le problème, c’est que la loi est tombée sans accompagnement, sans aides à la mise en conformité. Du jour au lendemain, des cafés-concerts se sont retrouvés face à un dilemme : investir des dizaines de milliers d’euros ou fermer. Beaucoup ont fermé ou arrêté leur activité concert. Même chose pour l’interdiction de fumer qui, si elle est bénéfique en termes de santé publique, a, dans le faits, asséché les recettes des bars et des clubs. À l’époque, beaucoup perdaient de l’argent sur les concerts et se rattrapaient avec la partie clubbing. Quand les fumeurs sont sortis, les comptes ont plongé. 

D.L.V. : C’est aussi à cette époque qu’on commençait à parler des effets de la gentrification des quartiers populaires sur la vie locale desdits quartiers…

V.D. : Complètement. Prenez La Féline, dans le quartier de Belleville, à Paris. Son fondateur avait raconté dans une interview pourquoi il avait dû fermer. Au début, il était le petit ange du quartier, le patron de bar vivant qu’on citait en exemple. Et puis, du jour au lendemain, tout a basculé. Descentes de police, contrôles à répétition, paperasse ubuesque… À Paris, il faut parfois une autorisation pour que les gens puissent danser !

Le cas du patron de La Féline est loin d’être isolé et la multiplication des fermetures administratives des bars, cafés-concerts, salles est loin d’être anecdotique. Ces lieux font vivre la culture au quotidien. Quand ils ferment, ce n’est pas juste un lieu qui disparaît, c’est tout un écosystème.

D.L.V. : Et Internet, dans tout ça ?

V.D. : Le Web 2.0 était censé nous rapprocher, en permettant à des gens du monde entier de se parler, de partager. En réalité, il nous a éloignés de nos propres voisins de palier. Avant, on allait voir des groupes dans un bar, on rencontrait des gens, on échangeait des disques. Aujourd’hui, on est seul devant son écran. On écoute, on  “like” et on passe à autre chose. Internet était censé être vecteur de liens, il est dorénavant un outil d’isolement.

Petit à petit, on a perdu cette dimension collective qui faisait que la musique créait des rencontres, des amitiés, des communautés, des trajectoires de vie communes. Cette perte a  entraîné, avec elle, le concept-même de contre-culture, dont l’existence est intrinsèquement liée, à la fois, à l’existence d’une culture commune, et à la capacité des gens à échanger, à se rassembler en communautés culturelles. La musique n’est pas qu’un fait culturel. Elle engendre, elle-même, des cultures et contre-cultures qui lui sont propres. 

D.L.V. : Au début des années 2000, on parlait de crise du disque induite, justement, par Internet et l’arrivée du format MP3….

V.D. : Ce n’était pas une crise du disque. C’était la fin d’un jackpot : l’eldorado du CD. Dans les années 1990, âge d’or du CD, les maisons de disques vivaient dans le luxe. Je me souviens que certaines majors dépensaient autant en “taxis et fleurs” que dans la promotion des artistes. À la fin de la décennie, ils ont compris qu’ils pouvaient se passer d’artistique et produire du divertissement pur. Quand votre but, c’est de fabriquer un produit de A à Z pour maximiser le profit, l’artiste devient secondaire. Voire même un problème plus qu’autre chose… . 

D.L.V. : Quid de l’impact des quotas à la radio ?

V.D. : La loi Toubon (NDLR : votée en 1994 et promulguée en 1996) a provoqué l’inverse de de l’effet espéré. Les quotas de 40 % de chansons d’expression française avaient pour but de soutenir la création francophone. Sur le principe, pourquoi pas. Mais, dans les faits, ça a surtout réduit la diversité. On a continué à penser la culture à travers la langue plutôt qu’à travers les styles, les scènes, les sons. Des pans entiers de musique, pourtant créés, pour beaucoup, par des artistes français, ont été écartés du radar. Résultat, on a appauvri la curiosité du public. 

D.L.V. : Vous évoquez aussi un rapport ambivalent de la France à la culture.

V.D. : C’est un vieux mal français. En France, la culture, c’est toujours un peu suspect. Si vous gagnez de l’argent, on vous reproche de vous être vendu ; si vous n’en gagnez pas, on vous traite d’assisté.

Le batteur des Portobello Bones l’expliquait très bien dans un documentaire. Quand on lui demandait “Et toi, tu fais quoi dans la vie ?” et qu’il répondait “Je suis musicien, je joue dans un groupe”, on lui rétorquait : “Non, mais vraiment, tu fais quoi dans la vie ?”

Tout est là. C’est une société qui dit aimer la musique, tout en méprisant celles et ceux qui la font. Alors forcément, beaucoup de musiciens se débrouillent : un peu d’intermittence, un peu de cachets, un peu d’associatif… L’intermittence, à la base, c’est une belle idée pour protéger la création et éviter la précarité. Mais dans la réalité, c’est souvent un système bricolé, plein de petits arrangements pour survivre.

Et comme tout repose sur des financements publics ou locaux, tout change quand le vent politique tourne. Une subvention disparaît, une salle ferme, une scène meurt.

On vit dans un pays qui parle d’“exception culturelle” comme d’un trésor national, mais qui regarde encore les artistes comme des enfants qui refusent de grandir.

D.L.V. : Il y a aussi eu l’effet Covid…

V.D. : Oui. Ça a juste confirmé ce qu’on savait déjà : pour beaucoup, la culture n’est pas essentielle. On a posé la question noir sur blanc aux Français pendant le confinement, et la réponse a été non. Alors évidemment, quand il faut choisir entre rouvrir les terrasses ou les salles de concert, le choix est vite fait.

D.L.V. : Les décisions politiques ont un impact direct sur l’écosystème culturel local. En Pays-de-la-Loire, la région a coupé cette année les subventions au GIP Cafés Cultures. Qu’est-ce que ça dit, selon vous, du rapport de notre pays à la musique et de l’état actuel du secteur ?

V.D. : Que la musique ne tient plus qu’à un fil. Chez nous, il suffit d’un changement de majorité ou d’un budget raboté pour tout mettre à terre. Ces décisions, on les déguise en “économies”, mais sur le terrain, elles sont synonymes de cachets annulés, d’associations qui ferment, de musiciens qui raccrochent. Les structures locales tiennent avec trois bouts de ficelle, et quand on leur enlève la ficelle, il ne reste plus rien. Résultat, on crée des déserts culturels, au même titre qu’il existe des déserts médicaux.

D.L.V. : On entend souvent l’argument inverse : “Oui, mais les festivals, ça marche !”

V.D. : Oui, les festivals marchent, mais à quel prix ? Et pour encore combien de temps ? Le Hellfest, par exemple, que je connais depuis ses débuts (le Fury Fest, son ancêtre le Superbowl of Hardcore), s’est transformé (à dessein) en machine industrielle : 300 euros le pass, 50 euros le T-shirt, une programmation qui ratisse de plus en plus large pour avoir l’assurance de vendre chaque billet et le fait que, techniquement, il n’y a plus eu d’artiste en développement chez les majors depuis un quart de siècle maintenant. Les dernières têtes d’affiche seront bientôt toutes à la retraite… Le modèle du festival géant est en train de mourir (et ce n’est sans doute pas plus mal).

Socialement, ça exclut. La musique, qui était une forme d’expression populaire, est devenue un luxe. Et si ce n’était que pour les festivals… Quand je vois passer des places de concert à 60, 75 euros et plus (juste avoir conscience que ça correspond à deux, trois jours de salaire pour une personne travaillant au SMIC)… L’arrivée des “places VIP”…

D.L.V. : On a aussi l’impression que les médias ne jouent plus leur rôle.

V.D. : C’est peu dire. On n’a plus de presse musicale crédible, plus d’émission télé. Et les radios… on dirait qu’elles ont peur de la musique. Comparez France Inter à NPR (NDLR : National Public Radio, radio publique états-unienne) : un monde les sépare. En France, la musique n’est plus un sujet, c’est un fond sonore. Et quand tu vois que pour parler rock, on appelle encore Philippe Manœuvre, pour qui les BB Brunes représentaient, dans les années 2000, l’avenir du rock français, c’est que le milieu tourne en rond. 

D.L.V. : Vous évoquiez tout à l’heure l’“exception culturelle française”…

V.D. : On s’en vante, mais elle sonne creux. Regardez les Victoires de la musique, certaines catégories entières n’existent même pas. Le metal, par exemple, n’est pas reconnu comme un genre. Et quand nos artistes cartonnent à l’étranger, comme SLIFT, second groupe français, après Les Thugs, à avoir été signé chez Sub Pop, le mythique label de Seattle, on n’en parle pas. Pas une couverture de magazine, rien. Il en va de même pour Gojira, découvert en France en 2024 à l’occasion de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques, alors que le groupe remplit des stades depuis trente ans à l’étranger. Bon, il faut aussi regarder la réalité en face, aussi triste soit-elle : vous demandez à un Anglais “c’est quoi le rock ?”, il répondra The Beatles ou The Rolling Stones. Un Français dira Johnny Hallyday.

Cette habitude française de passer à côté de groupes et artistes exceptionnels ne se réduit pas au seuls rock et metal. Cortex, groupe de jazz-funk des années 1970, est célébré partout dans le monde et samplé par les plus grands rappeurs. Ici, il est totalement invisible. Pendant ce temps, on subventionne des SMAC pour faire passer Zazie.

Le pire, c’est que dans d’autres pays, il existe encore une vraie culture musicale, une curiosité, un respect pour les scènes locales. En France, on préfère remplir des Zéniths. Quand j’entends des “professionnels” de la musique dans notre pays sortir l’argument “mais tout va bien, regardez les taux de remplissage des salles de concerts et le nombre de billets vendus”… Le premier restaurant en volume en France, c’est McDonald’s.

La France, le pays de la liberté et de la culture, est quand même celui où, encore très récemment, des artistes ont été purement et simplement censurés. Je pense au cas d’Anna von Hausswolff et où on a criminalisé la culture rave.

D.L.V. : Malgré tout, vous gardez un peu d’espoir ?


V.D. : Oui, bien sûr. Techniquement, quel que soit le style, il n’y a jamais eu autant de bons artistes et groupes qu’actuellement. Ils ne sont simplement plus du tout mis en avant et ne passent même plus à Paris lorsqu’ils ont une tournée européenne. Ou de plus en plus rarement…

Je vais être totalement franc : je ne suis pas inquiet pour la musique en général. Pour le cas particulier de la France, là, ma réponse sera plus nuancée. Si les Français n’ont jamais été un peuple amoureux de musiques, les multiples facteurs que nous avons évoqués plus tôt font que nous en sommes arrivés à une situation où ce qui manque le plus dans notre pays, c’est le public. Vous voyez un de vos artistes favoris annoncer une tournée en Europe, il n’a pas de date en France ? Il n’y a malheureusement qu’une seule raison : pas assez de public pour remplir la salle.

Il y a toujours des associations, des passionnés, des bénévoles qui tiennent tout ça à bout de bras. Et aussi des festivals à taille humaine avec une démarche. Je vais citer le PALP Festival en Suisse, qui relie la musique à un territoire, à une culture, à des gens. À un terroir aussi. C’est ça qu’il faut retrouver : de la proximité, de la sincérité, du lien humain. Et je vais lâcher le mot : de la qualité. Oui, bon et mauvais, ça existe aussi en musique. Ce n’est pas qu’une “question de goût” comme on le dit si souvent. À force de considérer la musique comme un produit industriel, on a fini par oublier que c’était d’abord un vecteur de rencontres, de partage et de lien entre les gens. De développement autant humain, personnel que social. Et du fun !

Auteur-ice