Dans Le journal d’un prisonnier, Nicolas Sarkozy ne raconte pas tant la prison qu’il ne règle ses comptes : avec la justice qui l’a condamné, avec ses adversaires, avec l’idée même d’État de droit. Entre exaltation mystique de sa propre épreuve, complaisance envers les puissants et gestes répétés de légitimation du Rassemblement national, l’ancien président signe moins un carnet de détention qu’une offensive de banalisation de l’extrême droite. Aurélien Murena, qui s’est dévoué pour le lire jusqu’au bout (abnégation journalistique oblige), y voit le reniement définitif du Sarkozy de Georges Mandel, au profit d’un allié désormais assumé du RN.
En 1994, pour la commémoration des 50 ans de l’assassinat de Georges Mandel, Nicolas Sarkozy, qui n’avait alors que 39 ans, consacrait son premier ouvrage à cette figure majeure de l’histoire politique française. Il s’inscrivait dans les pas de cet homme politique qui était alors son modèle ; il y saluait son intégrité, sa volonté de servir l’État et surtout sa résistance contre l’extrême droite. Trente et un ans plus tard, en lisant son dernier livre “Le journal d’un prisonnier”, on est frappé de voir à quel point le Sarkozy de 2025 s’est détourné de celui de 1994. Car on peut le dire : “Le journal d’un prisonnier” est une totale trahison des valeurs et du comportement quasi exemplaire de Georges Mandel. Contrairement à Nicolas Sarkozy, l’homme politique assassiné en 1944 a lui aussi connu la prison, mais il y était détenu de façon illégale par l’extrême droite. Lui, Nicolas Sarkozy, qui a été jugé dans les règles par la République française, avec les mêmes droits que n’importe quel citoyen, publie un brûlot à charge contre la justice, l’un des piliers de notre démocratie et de notre État de droit. Nous sommes bien loin des leçons politiques qu’il voulait emprunter à Georges Mandel dans son livre de 1994.
Il est intéressant de remarquer qu’un des premiers thèmes majeurs de l’ouvrage est la volonté de Nicolas Sarkozy de se présenter comme un simple citoyen et un homme humble. Cela passe par la volonté d’apparaître comme un bon père de famille, aimant, proche des siens, ayant un bon mot pour tous ses enfants et pour sa femme Carla Bruni, déclarant que « si je défaillais toute la solidité de l’édifice familial risquait de s’effondrer ». On le comprend assez rapidement : Nicolas Sarkozy veut qu’on le voie comme un homme simple pour qui « la modestie s’imposait », qui dit « aimer uniquement les choses simples ». Il se veut résilient mais faible face à l’épreuve, affirmant : « je pensais en mon for intérieur avec ironie à ces nombreux articles évoquant ma prétendue force ». Il tente de passer pour un prisonnier comme les autres, pour qui « subir la double peine d’être emprisonné tout en étant accusé de bénéficier de privilèges aurait été insurmontable ».
Une humilité qu’il perd rapidement au fil du récit, en nous rappelant fréquemment à quel point il est connu des puissants de ce monde, qu’il fréquente des lieux paradisiaques bien éloignés du quotidien du commun des mortels, ou que lui, Nicolas Sarkozy, doit être prévenu personnellement par le président de la République quand ce dernier prend une décision. Si l’argumentation peut toucher des fidèles soutiens ou des électeurs convaincus, on a du mal à croire qu’elle puisse convaincre les Français, lui qui était justement l’un des présidents les plus haïs de la Ve République en raison de son arrogance et de son ton hautain envers certaines catégories populaires — les marins-pêcheurs, notamment, s’en souviendront.
L’autre grand fil conducteur de ce court ouvrage est sa conversion, comme il le dit, à la religion catholique. Le livre est traversé par une omniprésence du vocabulaire religieux. Le fait qu’il ait emporté avec lui en prison l’ouvrage très controversé de Jean-Christian Petitfils sur la vie de Jésus n’est d’ailleurs pas anodin. Par moments, le livre prend la tournure d’un récit évangélique ou d’une hagiographie. Ce n’est sûrement pas un hasard tant on sait que Bolloré, son éditeur, est un fervent catholique. Nicolas Sarkozy tente, tout au long du livre, de donner un sens mystique à sa détention. Il affirme : « puisqu’il me fallait porter une croix je devais tenter le faire en m’élevant spirituellement ». Il interprète les événements, même météorologiques, comme des messages divins : « le bon dieu avait bien fait les choses puisque le ciel était bleu et rayonnant », y voyant « un signe de la providence ». Il va même jusqu’à voir dans la programmation d’un match du PSG le soir de sa première nuit en prison un autre signe de Dieu en sa faveur. Il évoque une forme de révélation, anticipant les critiques, « certains pourront ironiser sur cette forme de conversion subite », mais se demande : « était-ce le signe que j’attendais ». Il souhaite « que je me laisse toucher par la grâce ».
Un des personnages importants du livre est l’aumônier de la prison, qu’il rencontre trois fois. Ce dernier semble être, comme dans les évangiles, un nouveau prophète puisqu’il aurait, pendant le Covid, rencontré dans la rue un homme en blanc qui lui aurait annoncé la résurrection du Christ. Une histoire à laquelle Sarkozy semble porter un grand intérêt. Cet appel de la religion constitue la chute du livre, puisqu’il se promet en prison de visiter les malades à Lourdes.
Sur son court passage en prison, en réalité, le livre ne dit rien ou presque. Le style hésite entre livre religieux, roman épistolaire et mémoires. Les allers-retours entre la vie en prison, les anecdotes politiques, ses commentaires sur Emmanuel Macron, ses adversaires ou le Rassemblement national nous font assez rapidement décrocher. Pour les lecteurs qui voulaient en savoir plus sur son alimentation et ses yaourts, on y apprend qu’en réalité, lui l’homme simple qui « mange de tout », n’a pu manger uniquement en raison des contenants plastiques. À la lecture de ce passage et de ses explications alambiquées, on peut se demander comment il espère convaincre, même le plus fervent de ses soutiens. On est tout de même rassuré d’apprendre qu’il a pu aussi manger des barres de céréales et que, les derniers jours, il a pu s’offrir un large panier de courses à la cantine de la prison (à noter que lui, si affable, ne s’étend pas sur les produits qu’il a commandés ; sûrement des choses simples). Pour résumer, il a souffert des nuits en prison, du bruit de ses codétenus, du tapis de course de la salle de sport qui n’était pas électrique, des repas et de la visite des deux députés de La France insoumise. Passage obligé de ce genre d’exercice, il salue l’ensemble du personnel pénitentiaire qui, si on le croit, lui a montré son soutien et a été, comme lui, surpris par sa condamnation.
Sur les conditions carcérales, si des passages surprennent -notamment quand il salue le dur travail des surveillants ou les conditions difficiles des détenus -, il ne remet jamais réellement en cause la politique qu’il a menée. On est d’ailleurs souvent étonné qu’il soit si surpris par la vie des prisonniers, lui qui a été si longtemps ministre de l’Intérieur : « je pouvais constater que le système de santé carcéral était plus efficace ou, au moins plus présent que je ne l’avais imaginé ». Tenir de tels propos alors qu’on a été une personnalité de premier plan en charge de ces questions, et que la sécurité a été la ligne conductrice de sa politique, montre un décalage profond. Alors qu’il n’est resté que trois semaines en prison et qu’il est jugé coupable, il ose écrire en conclusion : « la prison m’aura rajeuni parce que j’y ai beaucoup appris ». Une pensée s’impose pour tous les détenus vivant dans des conditions misérables, et surtout pour les vrais innocents condamnés injustement, comme Patrick Dils qui, dans les années 80-90, a passé plusieurs années enfermé alors qu’il était innocent. Le livre de Patrick Dils décrit sans doute bien mieux la réalité carcérale. Contrairement à ce qu’il essaye de démontrer, non, Nicolas Sarkozy n’était pas un prisonnier comme les autres.
Mais en réalité, derrière tout cela, l’axe majeur – à la fois le plus choquant et le moins surprenant -de l’ouvrage est sa volonté de légitimer le Rassemblement national. Alors qu’il exprime son amertume envers le « bloc central » et Emmanuel Macron, Nicolas Sarkozy opère un rapprochement spectaculaire avec le RN, qu’il contribue à normaliser tout au long du récit. Il prône la rupture avec le front républicain et acte la fin de la stratégie d’isolement du parti d’extrême droite. Il s’oppose publiquement à ce « front », marquant une rupture avec la tradition gaulliste, et affirme clairement que « les exclure du champ républicain serait une erreur et un contresens », définissant le parti de Marine Le Pen comme « un rassemblement national qui ne constitue pas un danger pour la République ». Du début à la fin du livre, il détaille les liens tissés avec les figures du RN, présentés comme ses soutiens les plus fidèles : Marine Le Pen, dont il salue les « déclarations courageuses » et qu’il remercie personnellement, ou Sébastien Chenu. Nicolas Sarkozy se dit particulièrement touché par la correspondance hebdomadaire de ce dernier, décrivant ces lettres comme le témoin « d’une personnalité sensible, capable de s’élever au dessus des querelles politiciennes ». Il va jusqu’à déclarer : « j’étais heureux d’avoir un ami comme lui courageux et sensible ». Nicolas Sarkozy retourne l’accusation morale contre la gauche et les détracteurs du RN en écrivant : « Je pensais à la diabolisation dont beaucoup de ces femmes et de ces hommes sont victimes de la part d’une gauche qui n’a pas fait la démonstration dans mon affaire de la même grandeur de sentiments ou de hauteur de vue ». Il pose enfin un principe politique de réconciliation : « Insulter les dirigeants du Rassemblement national c’est insulter leurs électeurs » et « On ne gagne pas la France en insultant les Français ». Il conclut que l’avenir de la droite passe par « l’esprit de rassemblement le plus large possible sans exclusive et anathème ».
Pendant ma lecture, je me suis souvent ennuyé. Entre les dizaines de pages de remerciements à ses soutiens (de LR au RN, en terminant par Javier Milei), le style haché et lourd, les passages censés nous toucher mais qui tombent à plat en raison de son envie de régler ses comptes ou de s’étendre sur son prétendu génie politique, ce fut une lecture fastidieuse et morne. J’aurais pu évoquer les longs passages où il s’en prend aux juges et à Mediapart, ou ceux où il ment sur sa condamnation. Mais tout cela est connu, il a déjà étalé ses arguments des dizaines de fois dans la presse ; ses soutiens font le travail tous les jours. J’aurais pu évoquer tous ces moments où Nicolas Sarkozy hallucine un peuple de France le soutenant dans son ensemble, reconnaissant son innocence, notamment lorsqu’il compare le trajet de son domicile à la prison à la liesse populaire du soir de son élection. J’aurais pu évoquer ce moment hallucinant où il compare son sort à l’affaire Dreyfus.
Ce que j’en retire, c’est un livre qui ne laissera aucune trace dans l’histoire de la littérature et de la politique, sauf celle d’avoir acté définitivement quel homme politique était Nicolas Sarkozy. Il plaira sûrement à ses admirateurs les plus béats et ses soutiens seront contents d’y être cités. L’ouvrage sera probablement un succès de librairie, l’enrichissant encore plus. Ce livre marquera peut-être, par contre, un tournant politique : celui d’un ancien président de la République qui remet en cause l’État de droit et ouvre grand la voie du pouvoir au Rassemblement national. Georges Mandel, lui, n’aurait jamais remis en cause l’État de droit qu’il a défendu toute sa vie, au point de finir assassiné par les milices du régime de Vichy, par cette extrême droite que Nicolas Sarkozy vient de légitimer. Oublions Nicolas Sarkozy, souvenons-nous de Georges Mandel.
Sources :
Nicolas Sarkozy “la vie d’un prisonnier”
Nicolas Sarkozy “Georges Mandel, le moine de la politique”