« Il est innocent » : le mensonge du non-lieu

« Il est innocent » : le mensonge du non-lieu

Imaginez un instant que vous portiez plainte pour viol. Imaginez que, pendant trois ans, votre parole soit disséquée, vos messages privés exhibés, vos lésions médicales notées, votre stress post-traumatique reconnu… puis qu’un jour, un magistrat clôt le dossier. Pas parce que votre version est fausse, mais parce que les « indices ne sont pas assez graves ou concordants ». La froide réponse tombe : « Non-lieu. » Deux syllabes qui, comme dans l’affaire Ary Abittan, servent trop souvent à clore le débat, à disqualifier celles qui osent encore douter, protester, ou simplement demander le droit d’exister.

Le non-lieu, cette arme de silence massif

En droit, un non-lieu n’est ni une innocence proclamée, ni une vérité établie. C’est l’abandon des poursuites, faute de preuves suffisantes pour un procès. Pourtant, dans les médias, sur les plateaux, ce terme est brandi comme un sésame : « La justice a parlé. » Fin de l’histoire.

Sauf que non. La justice a dit : « On ne saura pas. » Elle a reconnu toutes les preuves mais elle a estimé que les « signaux » envoyés par la victime étaient « équivoques ». Une zone grise où le doute profite à l’accusé, tandis que la parole de la victime se retrouve enfermée dans un limbe juridique.Pourtant, sur les plateaux, le non-lieu devient un bouclier. « Il est innocent ! », clament certains, comme si la procédure pénale était un match à somme nulle. Or, comme le rappelle le collectif Nous Toutes, « un non-lieu n’est pas un acquittement ». C’est une porte qui se referme, pas une vérité qui éclate. Mais dans l’arène médiatique, cette nuance se perd. Les militantes qui interrompent les spectacles d’Ary Abittan en scandant « violeur » sont traitées de « sales connes », celles qui viennent répondre sur les plateaux subissent la pollution des animateurs : « Il y a eu non-lieu, il y a eu non-lieu, non-lieu… ».

Comme si leur colère était illégitime, leur questionnement indécent.
Comme si, des années après #MeToo, on avait décidé que le bénéfice du doute ne valait que pour les accusés.

Le consentement, cette frontière mouvante

Se mettre d’accord sur la notion de consentement, c’est comme vouloir saisir l’eau entre ses doigts : plus on serre, plus elle glisse. Pour la loi, le consentement doit être « libre, éclairé, et révocable à tout moment ». Mais dans la réalité des corps, des silences, des pressions implicites ou des dynamiques de pouvoir, tout se trouble. Une femme peut dire « non » avant de céder, par peur, par lassitude, ou parce qu’elle a appris, depuis l’enfance, que résister peut coûter plus cher que subir. Un homme peut croire à un « oui » parce qu’il a entendu un rire, un soupir, ou simplement parce que l’autre n’a pas dit « non » assez fort.

Pourtant, le droit est clair : l’absence de résistance ne vaut pas consentement. Alors pourquoi, dans les affaires comme celle d’Ary Abittan, les juges parlent-ils d’« équivocité » ou de « signaux ambivalents » ? Parce que le consentement ne se réduit pas à un contrat signé en pleine conscience. Il se joue dans des zones grises, là où la peur, la honte ou l’habitude brouillent les lignes. Une caresse peut devenir une contrainte, un silence peut cacher une soumission. Ainsi, quand la justice doit trancher, elle se heurte à l’impossible : reconstituer l’intime, peser des mots chuchotés, des gestes interprétés. Le vrai problème n’est pas que les victimes mentent, ou que les accusés inventent. C’est que notre société n’a jamais vraiment appris à parler de désir sans domination, ni à écouter les « non » qui ne s’osent pas. Alors on se raccroche à des preuves tangibles — messages, lésions, témoignages — comme si le corps pouvait parler plus vrai que la parole elle-même.

Pourtant, le consentement, c’est d’abord une question de pouvoir : qui ose dire stop, qui se sent le droit d’insister, et qui, au fond, sera cru ?

L’effet cognitif : quand le doute devient une arme 

Notre cerveau adore les histoires simples. « Non-lieu = innocence », c’est rassurant. Ça permet de ranger l’affaire, de retourner à son quotidien sans se confronter à l’inconfort d’un système judiciaire qui condamne moins de 1 % des agresseurs sexuels présumés.

Le problème, c’est que le non-lieu, dans l’espace public, fonctionne comme un biais de confirmation : il valide ceux qui veulent croire à l’innocence de l’accusé, et discrédite celles qui rappellent que la présomption d’innocence ne doit pas devenir une présomption de mensonge pour les victimes. Quand Brigitte Macron murmure en coulisses « S’il y a des sales connes, on va les foutre dehors », quand Emmanuel Macron dit à la télévision que Gérard Depardieu « rend fier la France », ils ne font pas que soutenir des artistes. Ils participent à un mécanisme bien connu : la disqualification systématique de toutes celles qui refusent de se taire.

Du côté de la victime, toujours 

Combien de victimes sous le choc qui minimisent d’abord les faits, avant de réaliser l’ampleur de ce qu’elles ont subi ? Combien, par peur, par honte, mettent des mots flous sur l’indicible ? Combien de plaintes finissant dans des tiroirs ? Combien de questions sur des jupes trop courtes ?

Le non-lieu ne dit pas que la plaignante ment. Il dit que, dans ce système, sa parole ne suffit pas. Et c’est ça, le scandale. Pas l’absence de condamnation — la justice doit protéger les innocents — mais l’usage politique de cette décision pour museler toute critique. Comme si, après des années de combat pour libérer la parole des victimes, on leur intimait à nouveau l’ordre de se taire.

Alors, que faire ? Continuer à poser des questions. Rappeler que le non-lieu n’efface pas les faits allégués, ni le courage de celles qui osent porter plainte. Exiger que les médias cessent de présenter cette décision comme une vérité absolue, et qu’ils rappellent, à chaque fois, ce que le non-lieu signifie vraiment : pas une innocence, mais une impossibilité de trancher.

Et surtout, se souvenir que dans cette affaire comme dans tant d’autres, le vrai procès, c’est celui que la société fait aux victimes. Celui qui, dès qu’une femme ose accuser un homme puissant, la soumet à l’épreuve du doute, de la suspicion, de l’humiliation. Le non-lieu d’Ary Abittan est un symbole — non pas de son innocence, mais de l’échec collectif à entendre celles qui souffrent et brisent le silence.

Les chiffres clés :
En France, la très grande majorité des agressions sexuelles sont commises par des hommes contre des femmes.
96 % à 99 % des auteurs de violences sexuelles condamnés ou mis en cause sont des hommes.
85 % à 87 % des victimes de violences sexuelles sont des femmes.
– Dans 91 % des cas de violences sexuelles, les femmes connaissent leurs agresseurs (partenaires, amis, collègues, etc.).
– Le pourcentage de fausses accusations pour violences sexuelles se situe généralement entre 2 % et 10 % des accusations portées. Ce chiffre varie selon les méthodologies et les contextes. Par ailleurs, la majorité des violences sexuelles ne sont jamais signalées à la police, ce qui rend d’autant plus complexe l’évaluation précise de ce phénomène.

Sources :
AFP – « Accusations de viol : le non-lieu pour Ary Abittan confirmé en appel » (30 janvier 2025)

20 Minutes – « Paris : Le spectacle d’Ary Abittan à Paris interrompu par l’intervention de plusieurs militantes féministes » (7 décembre 2025)

Politis – « Sur le gril : Ary Abittan dans « C à vous » : qu’est-ce qu’on a fait au service public ? » (3 mars 2025)

Mediapart – « Accusations de viol : le non-lieu pour Ary Abittan confirmé en appel » (30 janvier 2025)

RTL – « Après la polémique Brigitte Macron, Ary Abittan dit être « innocent » aux yeux de la justice : qu’est-ce qu’un non-lieu ? » (10 décembre 2025)

Franceinfo – « Accusation de viol, non-lieu… On vous explique l’affaire judiciaire qui a visé Ary Abittan » (9 décembre 2025)

Auteur-ice

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