Comment le culte de l’homme fort façonne notre défaite politique

Comment le culte de l’homme fort façonne notre défaite politique

Nous vivons dans une démocratie où l’on confond encore le fracas d’une voix grave avec une vision politique et l’aplomb d’un bonimenteur avec du courage. On parle de “charisme” comme d’un don mystique, alors qu’il n’est souvent qu’un costume trop large taillé par et pour les hommes (seulement les hommes). Peut-être serait-il temps de se demander pourquoi nous continuons à choisir nos dirigeant·es comme on choisit un acteur pour un premier rôle…et d’y remédier. 

Je vais vous faire une confidence. Je “souffre” de ce que l’on pourrait appeler une “ridiculophobie compatissante”. Autrement dit, la vue, notamment et surtout sur un écran de cinéma ou de télévision, d’une personne tournée ou se tournant, à son insu, en ridicule, provoque chez moi une gêne intense, tant physique (je sens littéralement le souffle froid de la honte sur ma nuque) que psychologique. Je détourne ainsi plus fréquemment le regard  devant devant une caméra cachée de François Damiens, que devant le plus gore des films d’horreur. 

Conséquemment, je ne vous cache pas que le 18 novembre dernier, j’aurais mieux fait de regarder La Colline a des yeux, plutôt que le débat opposant Raphaël Glucksmann à Éric Zemmour. Entre les hésitations du premier, semblables aux miennes, lorsqu’au collège, je n’avais pas fait mes devoirs et que, interrogée par mon-ma professeur-e, j’improvisais des exercices de maths au tableau, et les propos du second, dont j’avais (presque) oublié, depuis la dernière fois que je l’avais entendu, l’inclinaison systématique à réinventer l’Histoire pour prouver au monde qu’il y a, au fond, des humains qui ne sont, en définitive, pas des humains, et que ces “non-humains” comploteraient contre nous (les humains) pour nous remplacer un à un, je n’avais pas ressenti une telle gêne depuis que j’étais allée voir Borat au cinéma. 

Le tribunal impitoyable du spectacle politique

Si les propos orduriers du second n’ont étonné personne (et ravi certain-es, à commencer par les chroniqueur-euses journalofascistes de CNews), le manque de répartie du premier a déçu certain-es au point d’être rangé dans la catégorie des “étoiles filantes” de la politique, c’est-à-dire des personnalités que d’aucun-es jugeaient prometteuses et qui, à la fin, chutent lamentablement au premier obstacle médiatique venu et atterrissent prématurément dans les poubelles de l’échiquier politique français. 

Nous vivons dès lors dans un monde où prêter un avenir politique à des personnes mises en examen pour corruption ou condamnées pour association de malfaiteurs est normal, et où, a contrario, un débat raté vous marque au fer rouge de la honte et de l’incompétence supposée pour toujours. 

“Avoir les épaules” : anatomie d’un préjugé

Quels enseignements tirer de cet état de fait politico-médiatique ? Qu’est-ce que cela dit de notre société et des personnes qu’elle juge aptes à gouverner ? Sur quels critères nous basons-nous pour décider de qui a les épaules assez larges pour faire “un-e bonne politique” ? La réponse est dans la question. Elle réside précisément dans la métaphore “avoir les épaules assez larges”. Couramment employée lorsqu’il s’agit de comparer différent-es candidat-es à une élection d’importance, cette expression, qui réduit la compétence d’une personne à la taille de sa carrure, est caractéristique des biais auxquels nous sommes tous-tes confronté-es au moment d’estimer la capacité d’autrui à occuper une fonction, qu’elle soit politique ou professionnelle. Des biais le plus souvent sexistes, fruits d’une hégémonie patriarcale vieille de plusieurs siècles. Et des biais qui se nichent dans le moindre interstice du regard que la société porte sur celles et ceux qui la gouvernent (ou qui se portent candidat-es pour la gouverner) et, en premier lieu dans ce qui serait, selon le sens commun, l’une des conditions sine qua none pour occuper la fonction suprême de notre très “monomasculocentrée” Ve République : avoir du charisme. 

Le charisme, cette vieille fable patriarcale

Ne dit-on pas que la Ve République est celle de l’homme providentiel ? Pas de la personne, pas de l’humain. Encore moins de la femme. Non. Pour diriger la France, il faut un “homme à poigne”. Il faut une figure “aux larges épaules” (donc). Et il faut que cet homme ait du “charisme”. 

Qu’est-ce que le charisme ?

Selon le Larousse, le charisme se définit comme suit :

“1. Influence sur les foules d’une personnalité dotée d’un prestige et d’un pouvoir de séduction exceptionnels.

2. Ensemble de dons spirituels extraordinaires (glossolalie, miracles, prophétie, visions…), octroyés transitoirement par l’Esprit-Saint à des groupes ou à des individus en vue du bien général de l’Église.

Anthropologie : 

3. Autorité d’un chef, ressentie comme fondée sur certains dons surnaturels, et reposant sur l’éloquence, la mise en scène, la fascination, etc. (Notion développée par Max Weber.)”

Nous allons ici nous focaliser dans un premier temps sur la première définition : une personne charismatique serait en premier lieu dotée d’un “prestige exceptionnel”. Qu’est-ce qu’un prestige ?

Regardons, aussi, sa définition dans le Larousse : 

“Prestige : (bas latin praestigium, imposture) Qualité de quelque chose, de quelqu’un qui frappe l’imagination, impose l’admiration par son éclat, sa valeur : Le prestige de la gloire.”

Du prestige… à l’imposture

Une personne charismatique et, par là même, capable de gouverner notre pays, imposerait de fait l’admiration par son “éclat”, par sa “valeur”.

Seulement, selon l’étymologie latine du mot, cet “éclat”, cette “valeur”, ne seraient-ils pas en réalité de la poudre aux yeux ? De la poudre de “perlimpinpin”, comme dirait notre (“charismatique” et donc “éclatant imposteur” ?) président Macron ? 

Qu’il soit en toc ou pas, ce prestige ne se suffit pas à lui-même pour faire de vous un être charismatique selon le Larousse puisqu’à cela, il faut ajouter “un pouvoir de séduction exceptionnel”. Est-ce à dire qu’il faille être belle ou beau pour avoir du charisme ? Tirer cette conclusion serait omettre une réalité essentielle : c’est surtout aux hommes à qui l’on prête du charisme. Avez-vous déjà entendu ce vocable dans la bouche d’un-e commentateur-euse politique lorsqu’il s’agit de décrire une femme politique ? Non ? C’est normal*. Quand une femme a le verbe haut, c’est une poissonnière. Quand un homme parle fort, il sait se faire entendre. On dit alors éventuellement (dans cette situation notamment mais pas seulement) de lui qu’il a du charisme. Il en va de même pour le pouvoir de séduction : selon la croyance populaire, pour un homme, la laideur n’est pas un frein à sa capacité à séduire, si tant est qu’il ait… du charisme. Charisme qui grandira avec l’âge du monsieur car, comme tout le monde le sait : “Un homme, c’est comme un bon vin, cela se bonifie avec l’âge”. Il n’est donc pas étonnant que le terme de “charisme” ne soit généralement utilisé que pour qualifier un homme cisgenre (hétérosexuel dans la majeure partie des cas). 

Dominique Strauss-Kahn, Gérard Depardieu, Jean-Luc Mélenchon, Alain Delon. Quatre personnalités dont on a souvent entendu dire qu’elles avaient du charisme. Quatre hommes. Dont les deux premiers sont de gros dégueulasses, de gros porcs, pour qui la femme n’est là que pour assouvir leurs “besoins” masculins si pressants, si naturels lorsque l’on est “un homme, un vrai”. L’un mis en examen pour agression sexuelle (un accord financier ayant mis fin à la procédure) et l’autre condamné récemment pour des faits similaires. 

Confondrions-nous donc charisme et prédation ? Plus largement, assimilerions-nous aussi le charisme à la véhémence (Jean-Luc Mélenchon) ou à l’hubris (Alain Delon) ? Au fond, confondrions-nous tout simplement charisme et masculinité toxique ? 

Prendre toute la place : le mode d’emploi du “chef”

C’est un fait, le plus souvent, lorsqu’un homme est qualifié de charismatique, cet homme : 

  1. Prend de la place physiquement : il peut par exemple être grand. Dans ce cas, il est généralement doté de larges épaules (les fameuses). Il peut aussi avoir de l’embonpoint. Et s’il n’est ni grand ni imposant physiquement, il a le “geste large” : il prend par le mouvement la place que son corps ne prend pas.
  2. Sature l’espace sonore : l’homme “charismatique” parle fort, a la voix grave. Il n’hésite pas à couper la parole à son interlocuteur-ice (et le fait généralement avec succès). À l’inverse, il ne se laissera jamais couper la parole. 
  3. Fait preuve d’une confiance en lui à toute épreuve : quiconque le contredit a tort, ne sait rien. Il est, lui et seulement lui, la voix du savoir, de la raison.

Concernant ce dernier point, une confiance en soi sans bornes serait pourtant associée, selon l’effet Dunning-Kruger (ou effet de surconfiance), théorisé en 1999 par les psychologues américains David Dunning et Justin Kruger, non pas à des compétences plus élevées que la moyenne mais, au contraire, à un déficit de compétences/de connaissances empêchant le-la principal-e intéressé-e d’être conscient-e de l’étendue de son incompétence ou de sa méconnaissance d’un sujet donné. Autrement dit, plus une personne serait sûre d’elle, moins elle serait compétente. 

Or, c’est précisément l’inverse qui a été reproché à Raphaël Glucksmann suite à son intervention, notamment face aux français-es présent-es sur le plateau : on a dit de lui qu’il ne répondait pas assez précisément, qu’il n’a pas enchaîné les propositions de mesures, mais qu’il a juste écouté, avouant lui-même ne pas avoir encore toutes les cartes en main pour proposer des mesures concrètes permettant de répondre aux problématiques évoquées par ses interlocuteur-ices. 

Sans parler de Raphaël Glucksmann et de sa capacité, ou non, à gouverner le pays (je n’en ai moi-même aucune idée et, à vrai dire, je ne suis pas certaine qu’il le sache non plus, en tout cas pour l’instant), avons-nous fait confiance, depuis des décennies, à des personnalités politiques sur un malentendu ? Sur des biais cognitifs et des stéréotypes de genres nous faisant croire, à tort, qu’une personne sûre d’elle, qui “en impose” (encore une métaphore glorifiant le “gros”, la prise importante d’espace), serait la mieux qualifiée pour gouverner notre pays ? 

Pour tenter de répondre à cette question, revenons sur les définitions du mot “charisme” et, plus précisément, sur la troisième définition proposée par le Larousse : 

“3. Autorité d’un chef, ressentie comme fondée sur certains dons surnaturels, et reposant sur l’éloquence, la mise en scène, la fascination, etc. (Notion développée par Max Weber.)”

N’étant pas sociologue, je ne m’aventurerai pas dans l’analyse approfondie et/ou la critique de la légitimité charismatique telle qu’introduite par Max Weber. Il s’agit ici seulement d’en extraire le champ lexical, afin de mieux comprendre les mécanismes inhérents à la confiance (ou à l’absence de confiance) que nos personnalités politiques inspirent aux électeur-ices français-es. 

Quand l’assurance vaut plus que la vérité

“Éloquence”, “mise en scène”, “fascination”. Selon le dictionnaire, le charisme d’un-e chef-fe reposerait sur, au moins, ces trois critères. Ainsi, un-e chef-fe charismatique serait doué-e d’un verbe aisé, fluide et persuasif, et doté-e d’une capacité à se “mettre en scène”, c’est-à-dire à valoriser le fond (sa pensée, ses paroles) par la forme (son comportement) ou même, considérant la connotation théâtrale du terme, à jouer la comédie. 

Par ailleurs, cette personne susciterait de la “fascination” chez autrui. Une fascination induite, entre autres, par son éloquence et son aptitude à se mettre en scène. Ce sont précisément par ces deux derniers critères que, généralement, les commentateur-ices politiques jugent la qualité de la “performance” de nos femmes et hommes politiques, au sortir d’un discours ou d’un débat télévisé. Autrement dit, peu importe ce que ces femmes et ces hommes disent. Il faut simplement que leurs propos soient émis avec assurance, éloquence et théâtralité. Que ces femmes et ces hommes mentent ne pose pas de problème. Que ces femmes et ces hommes balancent , droit-es dans leurs bottes, des mesures concrètes, alors même que leur parti n’a pas de programme (et donc pas de mesures), qu’importe également. L’important, in fine, c’est le “prestige”, au sens étymologique du terme : une imposture. Dans l’univers de la magie, le prestige ne correspond-il pas à l’acte au cours duquel se produit le coup de théâtre, la grande illusion finale ? De fait, il semblerait que nous ayons pour habitude de donner les clés du pouvoir, non pas à des personnes responsables ayant à cœur d’œuvrer pour la nation, mais à des prestidigitateurs pétris de confiance en eux, incapables de reconnaître l’étendue de leur incompétence. 

Il est temps de changer de paradigme si nous voulons construire un avenir séduisant pour les générations futures. Il est temps de repenser notre vision du pouvoir face, justement, à des Donald Trump, à des Vladimir Poutine, à des techno-facistes comme Elon Musk et Peter Thiel. Soyons la raison, la tolérance et le bien commun face à ces “hommes forts” à la toxicité dangereuse et écoeurante. Acceptons nos erreurs. Acceptons nos faiblesses. Et acceptons les failles de nos femmes et hommes politiques. Célébrons-les, même. Car c’est dans ces failles que réside leur humanité. Et c’est surtout d’humanité dont nous avons, en ce moment, tous-tes besoin. 

*Erratum: Une personne m’a confié, sur Bluesky, avoir entendu dire de nombreuses fois à propos d’une femme politique qu’elle avait du charisme (contrairement à moi qui, en écrivant cet article, n’ai pas réussi à me souvenir d’une seule fois où cela était arrivé). Cette personne m’a également avoué ne regarder que Quotidien comme émission politique. Malgré le biais évident que représente le fait de ne pas multiplier ses sources, j’ai souhaité mettre à jour cet article avec cette information supplémentaire. La personne en question m’a dit avoir notamment entendu dire qu’Angela Merkel, Marine Le Pen, Giorgia Meloni, ou encore la nouvelle Première Ministre japonaise avaient du charisme. Ces exemples sont extrêmement (c’est le cas de le dire), intéressants. Car si l’on exclut Angela Merkel de la liste, ces femmes, qui ont déjà été qualifiées de « charismatiques » par des commentateur-ices politiques, promeuvent des idées ultra-conservatrices si ce n’est réactionnaires et/ou sont membres de partis d’extrême droite . Des partis connus pour leur glorification de « l’homme fort », du « mâle alpha ». Des partis aux idées misogynes et rétrogrades, réduisant la femme à son rôle d’épouse, de mère et de ménagère. Il pourrait ainsi sembler paradoxal que ces partis d’extrême droite puissent avoir une femme à leur tête. Dans l’inconscient collectif et, plus particulièrement dans celui des sympathisant-es de ces partis, sont-elles réellement des femmes ? Sont-elles considérées comme telles au sein de leur parti ? Les commentateur-ices leur prêtant du charisme le font-ils-elles sur la base des mêmes critères que lorsqu’ils-elles prêtent cette caractéristique à un homme ? Je n’ai pour l’heure pas la réponse. Je vous donne donc rendez-vous dans un prochain article pour en discuter.

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