“Ce que veulent les Français” de J. Bardella : raconter les autres pour ne rien dire

“Ce que veulent les Français” de J. Bardella : raconter les autres pour ne rien dire
Jordan Bardella © Parlement européen, CC BY 4.0

Il y a 45 ans, les éditions Fayard publient “Ici et maintenant » de François Mitterrand. Depuis, le monde a changé : l’ancienne grande maison d’édition, autrefois réputée pour son sérieux dans le choix de ses ouvrages, a été rachetée par Vincent Bolloré, devenant le navire amiral de l’extrême droite française dans l’édition. C’est donc naturellement que Jordan Bardella y a publié ses deux premiers ouvrages, en vue de préparer sa candidature à la présidentielle. En France, écrire un livre a toujours semblé être une étape importante pour nos femmes et nos hommes politiques, notamment dans l’optique de se faire élire présidente ou président de la République. Ainsi, dès le XIXe siècle, les écrits de Napoléon III, qui circulaient en France malgré la censure, l’ont fait connaître des Français et ont contribué à son élection à la présidence de 1848. Ensuite, sous les IIIe et IVe Républiques, de nombreux politiques se sont servis des livres pour faire passer leurs idées, à l’instar de Georges Clemenceau ou de Léon Blum.

Mais c’est surtout le général de Gaulle qui, avec ses Mémoires de guerre publiés en 1954, va, en quelque sorte, instaurer la quasi-obligation de publier un livre pour pouvoir prétendre accéder à la présidence de la République. Avec une particularité : comme de Gaulle écrivait lui-même ses ouvrages, il fallait essayer de faire aussi bien que lui. Certains en souffriront, comme Valéry Giscard d’Estaing ; d’autres, comme Georges Pompidou ou François Mitterrand, auront l’occasion de mettre en avant leurs talents littéraires indéniables. Cette tradition de l’ouvrage politique va prendre un nouveau tournant lors de la très médiatique élection présidentielle de 2007, où les ventes de livres de politiques rapportent près de deux millions d’euros en se plaçant en tête des classements. Aujourd’hui, pour un politique, sortir un livre, ce n’est plus seulement porter ses idées et se dépeindre auprès des Français, c’est aussi potentiellement gagner beaucoup d’argent. J’en ai parlé récemment : le meilleur exemple en France est Nicolas Sarkozy.

En publiant son dernier ouvrage Ce que veulent les Français, Jordan Bardella s’inscrit dans cette double tradition. L’objectif est à la fois de démontrer par le livre qu’il est capable de devenir le prochain président de la République, mais aussi de s’enrichir (on parle, selon la presse, de 700 000 euros à ce stade). Une belle somme pour quelqu’un qui se présente comme proche des Français comme aucun autre homme politique avant lui… Dès l’introduction, le thème central du livre nous est annoncé par Jordan Bardella : « Je suis venu seul, dans un face-à-face intime, à la rencontre de ceux qui ont accepté de se confier parfois des heures durant ». En réalité, ce face-à-face intime n’est pas entre les témoins du livre et Jordan Bardella, mais entre ce dernier et ses lecteurs. Il s’approprie les témoignages de personnes réelles pour s’adresser directement à l’électeur : « Nous devons être du bon côté de l’Histoire ». Il souhaite endosser les habits du chef d’État qui fixe un cap moral. À travers les portraits de ces Français sélectionnés, il suggère des réformes et énumère ses idées. Au niveau de l’écriture, on est dans le récit « carte postale » : tout est millimétré, calculé. On sent derrière le discours l’ombre des communicants (peut-être des employés de chez Havas, qui appartient aussi à Bolloré ?). On est bien loin de la qualité littéraire des écrits du général de Gaulle ou de Léon Blum, mais l’objectif n’est pas là.

Les chapitres sont courts, ponctués de phrases nominales et de paragraphes isolés. Ce rythme haché sert à créer une solennité présidentielle. L’idée est que le lecteur soit amené au silence et à la réflexion entre les chapitres, mais également qu’il comprenne à quel point Jordan Bardella se veut une personne réfléchie et sérieuse. Rien n’est laissé au hasard dans l’écriture : il s’agit d’un puzzle présentant la version de la France selon le Rassemblement National et Jordan Bardella, dont le lien et la solution uniques ne peuvent être, comme il le dit en conclusion, que « l’alternance politique », qui ne peut être évidemment que la sienne.

Le livre est constitué de 20 témoignages de Français organisés en différentes parties intitulées, par exemple, « ceux qui nous nourrissent » ou « ceux qui nous protègent ». Les médias ont beaucoup insisté sur la manière dont ces titres renvoient aux grands points du programme du RN. Si cela vous intéresse, je vous recommande de lire l’article du journal Le Monde que vous trouverez dans mes sources. Je vais m’attarder sur quelques points et portraits qui me semblent importants pour mieux comprendre le message de Jordan Bardella. Le député européen utilise une méthode récurrente : partir d’une figure humaine (Bernard le pêcheur, sa mère, Dominique l’expatrié, Jacques le galeriste, etc.) pour légitimer son discours. Ces micro-témoignages débutent toujours par un retour vers le passé et l’émotion, puis un ancrage dans la vie réelle : le port, la cuisine, la galerie d’art. L’idée est de donner du « vrai » aux témoignages et d’y inscrire Jordan Bardella. Comme il le dit dans l’introduction, il est le politique qui visite les Français sans les caméras, le seul qui connaît la « vraie vie ». Tous ces petits éléments de description qui pullulent dans le livre n’ont qu’un seul objectif : faire comprendre au lecteur que lui, Jordan Bardella, est allé dans ces territoires et qu’il sait les décrire tels qu’ils sont réellement. Marine Le Pen, qui axe sa communication sur le même thème depuis des années, a sans doute moyennement apprécié ces passages d’auto-glorification. Chaque chapitre se conclut par une phrase conclusive de l’ancien président du RN : le vécu de sa mère devient un plaidoyer pour la fonction publique, le traumatisme d’une mère israélienne une critique de la diplomatie d’Emmanuel Macron et de la gauche en général.

On retrouve dans tous les chapitres l’image d’une France menacée qui cherche son salut dans ses racines et sa souveraineté. Il est impressionnant de voir comment le lien du livre entre tous ces témoignages, qui devrait être Bardella, devient rapidement : « la France, c’était mieux avant ». Ce « avant » signifie à la fois tout et rien, étant différent selon les personnages. Entre le retraité qui regrette sa jeunesse et la jeune professeure trentenaire qui regrette la France de ses dix ans, il s’agit en réalité de « Frances » différentes, de « Frances » imaginaires, celles de nos souvenirs heureux. Et c’est là le premier gros mensonge historique de l’extrême droite : faire croire à chacun qu’il est possible de retrouver ce passé idéalisé grâce à elle, alors qu’en réalité, le Rassemblement National propose son propre futur. Laurent Joly, dans La France de Vichy, a bien expliqué à quel point le retour à la « France éternelle » du maréchal Pétain n’était que l’application de la vision d’un ancien collaborateur condamné à mort avant d’être gracié par le général de Gaulle.

Tous ces témoignages nous livrent entre les lignes ce que serait la France de demain selon Jordan Bardella. À travers l’exemple de Luisa, sa maman, il magnifie une immigration « à l’ancienne » : celle qui se fait discrète, qui francise ses prénoms et qui place le travail au-dessus de tout ; celle, surtout, qui ne vient pas d’au-delà de l’Europe. Mais déjà, on lit les mensonges entre les lignes. Jordan Bardella vante la francisation des noms dans sa famille, mais lui-même porte un prénom d’origine juive et l’on sait que, dans les années 1990, beaucoup de familles ont donné le prénom « Jordan » à leur enfant sous l’influence de la culture américaine et des chaînes privées qui inondaient nos écrans de programmes américains peu chers et rentables. En outre, beaucoup d’historiens, notamment Gérard Noiriel, ont étudié la vie des immigrés en France et ont montré qu’on était très loin de la carte postale décrite par l’auteur. On pourrait aussi ajouter que, derrière cette présentation idyllique, il oublie de préciser qu’il a lui-même des origines algériennes. L’autre idée derrière le témoignage familial est de montrer qu’il provient d’une famille d’immigrés ayant connu la misère. Mais derrière ce tableau digne des Misérables de Victor Hugo, il oublie de parler de son père qui, lui, était riche, lui a payé des études privées et une Smart pour aller au lycée. Enfin, ce chapitre voulant nous faire comprendre que « derrière chaque grand homme se cache une femme extraordinaire » est, à mon humble avis, totalement misogyne et insultant pour toutes les électrices françaises.

Le livre s’inscrit également dans la ligne de l’ouvrage Révolution d’Emmanuel Macron. Jordan Bardella est connu pour copier les autres : s’il critique souvent le président de la République, il aime insérer de longs passages des discours de ce dernier dans les siens (l’émission Quotidien a fait d’excellentes vidéos sur le sujet). Le livre est clairement tourné vers la mise en avant des entrepreneurs. La France de Jordan Bardella est une France où les patrons sont libres d’entreprendre sans aucune norme. On y retrouve le discours de campagne de 2017 d’Emmanuel Macron : l’idée que les Français ne peuvent se réaliser que par eux-mêmes et doivent être libérés des contraintes de l’État. L’élection de Javier Milei étant passée par là, Jordan Bardella souhaite réduire drastiquement les missions de l’État, notamment dans l’alimentation et l’industrie. On comprend qu’avec lui au pouvoir, les agriculteurs n’auraient plus à suivre de règles. Ainsi, les problèmes des pêcheurs en Méditerranée ne sont évoqués que sous une double menace : les normes de l’Union européenne et les écologistes. Le monde est simple : si les pêcheurs sont en difficulté, c’est uniquement parce qu’on les empêche de pêcher comme ils le voudraient. En réalité, comme l’indique l’IFREMER, les stocks de poissons sont en train de disparaître en Méditerranée. L’été dernier, les reportages sur l’absence de sardines sur les étals marseillais avaient fait grand bruit. La surpêche et le réchauffement de la mer sont des réalités climatiques tangibles.

Un chapitre m’a vraiment intrigué : le passage sur cet entrepreneur français qui vit à Oman. Si je comprends l’idée de critiquer l’imposition en France et les normes bancaires — un classique de l’extrême droite depuis Jean-Marie Le Pen — le choix d’Oman m’interroge. Jordan Bardella y met en avant le modèle financier des Émirats arabes unis. Est-ce pour remercier ces États qui, par le passé, ont aidé le Front National financièrement ? Ou alors, en tant qu’influenceur TikTok, rêve-t-il de s’exporter à Dubaï pour ne plus payer d’impôts sur ses vidéos ? En tout cas, c’est inquiétant : on connaissait le RN fidèle soutien de la Russie et de l’Amérique de Trump, moins le RN admiratif des monarchies du Golfe, qui sont des États non démocratiques.

Dans les derniers chapitres, s’inspirant sans doute de Philippe de Villiers qu’il adore, Jordan Bardella nous présente Jacques, un gérant de galerie d’art. L’objectif est de présenter sa vision historique et culturelle de la France. Autant le dire tout de suite : elle sent la naphtaline et n’est guère originale. Pour lui, la priorité est de protéger les clochers et les châteaux pour en faire des « repères spirituels ». C’est le passage obligé de l’extrême droite : la France ne serait faite que d’églises et de châteaux royaux. L’histoire des Français, ce n’est pas le récit de vie de nos ancêtres ou la complexité de notre passé, comme raconté par Jean-Paul Demoule ; non, pour Jordan Bardella, seuls comptent les monuments majestueux. Personnellement, j’aime beaucoup certains de ces monuments (j’ai passé de longues heures au château de Fontainebleau), mais réduire l’histoire de France au seul roman national est d’un réductionnisme flagrant. Croire que les jeunes arrêteront d’utiliser leurs écrans si on leur montre des œuvres d’art est d’une banalité confondante. Cette phrase, notamment, est d’un mépris total pour les enseignants et les travailleurs de la culture : « C’est curieux qu’en France les enseignants d’éducation artistique et musicale ne soient bien souvent pas pris au sérieux. […] L’art est pourtant un langage universel, capable de révéler des sensibilités, de canaliser des colères. ». En tant qu’ancien professeur d’histoire-géographie, je sais qu’il ne suffit pas de montrer une image de Chambord pour émerveiller les élèves ; si c’était le cas, tous les professeurs de France l’auraient déjà fait.

Finalement, ce qui est intéressant dans ce livre, ce sont les témoignages des Français, même s’ils ont été triés sur le volet. Cette sélection reflète l’état d’esprit des 36 % de Français prêts à voter pour lui. Même si je ne partage pas la majorité de leurs analyses, il y a quelque chose à en tirer pour comprendre pourquoi ces partis ont autant de succès dans les démocraties mondiales. J’aurais pu continuer d’analyser les témoignages un par un, mais le livre est facile à résumer : l’objectif est d’imposer une polarisation politique. C’est « nous l’alternance » contre « eux les autres » qui ne connaissent pas la France. Les témoignages sont en réalité occultés par une violente charge politique contre la gauche, le camp présidentiel et les immigrés. Parfois, j’ai de la peine pour les personnes citées : même si elles partagent les idées de l’auteur, on sent qu’elles sont manipulées par lui. On devine que la plupart sont des militants convaincus du FN (comme Jordan Bardella lui-même, entré en politique par admiration pour Jean-Marie Le Pen). Sa prose rivalise parfois avec celle des auteurs qu’il admire, comme ici : « Ceux qui bâtissent le pays ne pourront continuer à le faire entre l’enclume de la norme et le marteau de l’impôt. Les ouvriers, les salariés, les commerçants, les artisans, les ingénieurs, les créateurs d’entreprise sont les forces vives de la Nation. ». La France de Jordan Bardella est une France où tout serait simple, libérée de l’UE, des normes et de la gauche. Une vision dangereuse, car elle exclut de facto ceux qui refusent cette simplicité. Enfin, le but final est de montrer un Bardella expérimenté, mais on n’y voit que le discours d’un homme qui a fait toute sa vie dans les arcanes d’un parti et qui n’a pas réalisé grand-chose comparé aux vies qu’il prétend raconter. Cela se sent : là où les récits des témoins sont riches, ses propres propos sont d’une grande banalité.

Sources:

Jordan Bardella; “Ce que veulent les Français”

Méditerranée en surchauffe: les poissons fuient, et les étals se vident – Geo.fr

Ici et maintenant – Institut François Mitterrand

Le livre de Jordan Bardella, un objet marketing propulsé par Vincent Bolloré

Le livre politique, grand gagnant de la présidentielle

Les livres des politiques : de la prérogative présidentielle à la banalisation | Cairn.info

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