Bernard Arnault, Gabriel Zucman et la bataille autour de la justice fiscale.

Bernard Arnault, Gabriel Zucman et la bataille autour de la justice fiscale
Bernard Arnault ©Jérémy Barande

En qualifiant l’économiste Gabriel Zucman de « militant d’extrême gauche », Bernard Arnault n’a pas seulement cherché à discréditer un adversaire intellectuel. Il a révélé, en creux, l’ampleur de la résistance des élites économiques et politiques à toute remise en cause de l’ordre fiscal actuel. Un ordre qui protège les plus grandes fortunes, malgré une opinion publique largement favorable à une taxation accrue des ultra-riches.

Dans une interview au Sunday Times Bernard Arnault, PDG de LVMH et première fortune française, n’a pas hésité à qualifier Gabriel Zucman de « militant d’extrême gauche », remettant en cause sa légitimité scientifique et accusant ses travaux de « pseudo-compétence universitaire ». En s’attaquant de la sorte à un économiste reconnu internationalement, dont les recherches sur les inégalités et les paradis fiscaux font autorité, le milliardaire n’a pas seulement exprimé une inquiétude personnelle. Il a aussi illustré une tension plus large : celle qui oppose les défenseurs de la justice fiscale aux gardiens d’un ordre économique dont les premiers bénéficiaires sont précisément les ultra-riches.

La proposition de Gabriel Zucman est simple dans son principe : taxer à hauteur de 2 % les patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, soit environ 1 800 foyers fiscaux en France. Loin d’être une lubie isolée, elle s’inscrit dans une réflexion mondiale sur l’accroissement des inégalités et sur le fait que les grandes fortunes contribuent proportionnellement beaucoup moins que les classes moyennes. En juillet 2024, lors du sommet du G20 à Rio, les ministres des Finances se sont appuyés sur un rapport rédigé par Zucman lui-même pour engager une coopération inédite en vue de renforcer la fiscalité des ultra-riches. Pour la première fois, le G20 a reconnu que les inégalités de richesse et de revenu compromettaient la croissance économique et la cohésion sociale, et a affirmé la nécessité de politiques fiscales “efficaces, équitables et progressives”.

S’il ne s’agit que d’un accord de principe et que des résistances persistent, il marque un tournant symbolique majeur vers une prise de conscience internationale du caractère insoutenable de la régressivité de l’impôt au sommet. Les estimations avancées par l’Observatoire européen de la fiscalité sont éloquentes : un impôt minimal de 2 % sur les 3 000 milliardaires de la planète rapporterait près de 235 milliards d’euros par an.

En France, la popularité d’une telle mesure est écrasante. Selon un récent sondage IFOP pour le Parti Socialiste, 86 % des Français-es se disent favorables à une taxation accrue des patrimoines supérieurs à 100 millions d’euros, un soutien qui traverse l’ensemble des clivages politiques et inclut 75 % des sympathisant-es du Rassemblement National. Pourtant, le RN s’oppose à la taxe Zucman et préfère défendre un impôt sur la fortune financière excluant de larges pans du patrimoine des plus riches. Le décalage est flagrant. Derrière son discours « social », le RN protège en réalité les intérêts des ultra-privilégiés, au détriment de son électorat populaire.

Parmi ces ultra-privilégiés figure, évidemment, Bernard Arnault. Ses interventions publiques ne sont que la partie visible d’un rôle plus souterrain, qui consiste à entretenir un lien étroit avec le pouvoir en place. Au fil des années, sa proximité avec Emmanuel Macron s’est consolidée, donnant lieu à de véritables séquences de connivence politique et personnelle. Déjeuners estivaux à Brégançon avec Nicolas Sarkozy, décorations républicaines orchestrées à l’Élysée, discussions régulières sur le choix des Premiers ministres : Arnault ne se contente pas de défendre ses affaires, il influe directement sur l’orientation politique du pays.

Les révélations récentes de Wally Bordas ajoutent à cette connivence (pour ne pas dire cette ingérence) une dimension supplémentaire. Entre les deux tours des législatives anticipées de 2024, Emmanuel Macron aurait tenté de saboter le front républicain en incitant certains candidats de son camp à se maintenir face au NFP, quitte à favoriser la victoire du RN. Objectif implicite : empêcher qu’un Premier ministre de gauche puisse accéder à Matignon. La manœuvre dit beaucoup de la hiérarchie des peurs au sommet de l’État comme dans le monde des affaires : mieux vaut un une extrême droite populiste, raciste, homophobe, illibérale et à la botte de Vladimir Poutine au pouvoir, qu’un gouvernement de gauche décidé à s’attaquer aux inégalités.

Comme le révélait à l’automne 2024 une enquête du Nouvel Obs, cette hostilité ancienne à la gauche est presque une constante chez Bernard Arnault. Dès 1981, après l’élection de François Mitterrand, il s’était exilé aux États-Unis, redoutant les hausses d’impôts promises par le nouveau pouvoir socialiste. Plus récemment, il s’était montré particulièrement attentif à éviter que Lucie Castets, candidate du NFP, puisse être nommée à Matignon après les législatives de 2024. Et son soulagement n’a été réel qu’une fois Michel Barnier, figure rassurante de la droite traditionnelle, installé rue de Varenne. Un an et deux Premiers ministres plus tard, la seule évocation des mots « justice fiscale » a suffi à rallumer la colère du patron de LVMH, preuve que ce vocabulaire reste, pour lui, le langage de l’ennemi.

Au fond, ce qui se joue dépasse la seule personne de Bernard Arnault ou les propositions de Gabriel Zucman. La controverse révèle une fracture profonde entre une opinion publique largement acquise à l’idée de faire contribuer davantage les ultra-riches, et une élite économique et politique qui s’y refuse obstinément. Alors que les discussions au sein du G20 ont montré que le sujet de la taxation des plus fortunés n’est plus tabou et que l’Europe explore elle aussi de nouveaux dispositifs pour limiter l’évasion fiscale, l’attaque frontale de Bernard Arnault contre Gabriel Zucman ressemble à une réaction de panique, provoquée par une prise de conscience que le consensus fiscal qui le protège depuis des décennies commence à se fissurer.

L’affrontement est donc loin d’être seulement technique. Il ne porte pas uniquement sur des chiffres, des pourcentages ou des barèmes. Il touche à une question politique fondamentale : Voulons-nous vivre dans une société où les plus riches échappent largement à l’effort commun, ou dans une société où l’égalité devant l’impôt n’est pas un principe abstrait, mais une réalité vécue ? En attaquant Zucman, Bernard Arnault s’attaque aussi à cette idée. Et derrière lui, c’est tout un système de privilèges qui se met en défense.