[Santé mentale de l’enfant] Paroles de mère

[Santé mentale de l'enfant] Paroles de mère

En France, près de 30 % des 11–24 ans présentent aujourd’hui un risque de troubles anxiodépressifs, et près d’un jeune sur quatre déclare avoir déjà eu des pensées suicidaires. Dans le même temps, un rapport parlementaire estime à 1,6 million le nombre d’enfants et d’adolescents concernés par un trouble psychique, alors que la pédopsychiatrie ne compte qu’un peu plus de 700 spécialistes, avec de fortes inégalités territoriales. Érigée en grande cause nationale en 2025 et prolongée en 2026, la santé mentale fait l’objet de nouveaux plans gouvernementaux, mais les familles racontent encore des parcours de soins fragmentés, entre urgences, hospitalisation et école.
Dans un témoignage fort, Lauriane Degove raconte le refus scolaire anxieux, l’hôpital psychiatrique, la peur de perdre son enfant et l’épuisement silencieux de celles et ceux qui se battent pour le garder en vie.

Il y a les faits divers tragiques. On lit l’article, on se dit que c’est terrible. Et on se rassure : nous, on aurait vu. Parce que ce n’est pas possible de ne pas voir le mal-être de son enfant.
Et puis il y a… la vraie vie.

« Allez, mange encore un peu, tu n’as même pas touché ta viande, finis au moins tes légumes. »
« J’ai mal au ventre, je peux rester à la maison. »
Hier c’était la tête.
« Oui, mais je ne me sens vraiment pas bien. »
Les manches trop longues. La cicatrice fraîche qui dépasse.

Ce n’est que le début du cauchemar, mais on ne le sait pas encore. On pensait être de “bons” parents : des enfants polis, brillants à l’école, autonomes, toujours des compliments. Des enfants avec qui on rit, avec qui on se sent complices. Bien sûr, il faut répéter quinze fois de vider le lave-vaisselle, négocier une sortie, mais c’est normal. La vie.

Puis il y a les bruits étranges derrière la porte des toilettes.
« Tu es malade, ma chérie ? »
« Non… enfin… oui. Je crois que je n’ai pas digéré. »
Elle n’a pas digéré deux feuilles de salade.

Son jean flotte. Elle ne mange plus à la maison.
« J’ai déjeuné avec C. »
Sauf que C. a déjeuné, elle, et que ta fille n’a rien avalé.

« Ma chérie, il faut qu’on parle. »

Les maux de ventre, encore. Le médecin hésite : le ventre, c’est compliqué. La tête aussi. Est-ce qu’elle simule ? Pas forcément. La peur donne mal au ventre, mal à la tête. Elle pleure.
« Tu as peur d’aller à l’école ? On te harcèle ? »
« Non. On ne me harcèle pas. »
« Mais alors pourquoi ? »
« Je ne sais pas. Je ne peux pas. »

Un soir, elle s’enferme dans la salle de bain. On entend pleurer. On se dit : une histoire d’amour, sans doute. Puis les sanglots grossissent. J’appelle son père. Il arrive avec un tournevis. Il force la porte.

Et on découvre notre fille : le bras en sang, le visage appuyé contre la baignoire, à demi consciente. Une scène qu’aucun parent ne devrait voir.
On appelle le SAMU. L’ambulance arrive. Sa vie n’est pas en danger immédiat, nous rassurent-ils. Mais ce n’est pas anodin. Direction les urgences pédiatriques.

Ces histoires-là sont toutes de réelles histoires de souffrances familiales. Taboues. On ne sait pas comment en parler.
« Moi, si c’était ma fille, je la forcerais… »
À quoi ? À manger ? À aller à l’école ? À ne pas se scarifier ?
Voilà ce qu’on entend. Même de proches. Alors on se tait. Au travail, c’est pire.

Dans le meilleur des cas, on obtient une « autorisation spéciale d’absence » pour aller chez le psy. Et la personne qui gère vos absences sait exactement où vous étiez : chez les fous. Les chuchotements dans le couloir.

Et si vous craquez — signer l’internement de votre enfant n’a rien d’un geste anodin —, si vous fondez en larmes parce que le vendredi à 18h vous ne pouvez vraiment pas être en réunion, c’est l’heure où vous récupérez votre fille pour sa première « perm »… Si votre médecin juge nécessaire de vous arrêter, parce que vous êtes à bout…
Alors la DRH passe vous voir :
« Bon, il va falloir se reprendre quand même. Cela fait beaucoup d’absences. »

On ne leur en veut même pas. On n’en veut à personne.
On ne s’en veut qu’à soi.
De ne pas avoir su protéger son enfant.
La culpabilité maternelle est immense, tenace. Elle ne vous lâche qu’à une condition : comprendre pourquoi. Trouver un événement extérieur, une cause. Sinon c’est forcément vous. Nous n’avons pas trouvé de cause extérieure. 

Qu’est-ce qui est le plus difficile ?
Le dimanche soir passé dans une salle glauque de l’hôpital pour débriefer le week-end, pendant qu’on vérifie que votre fille n’a pas importé d’objets « prohibés », comme une pince à épiler glissée dans sa bottine.
Les crises de panique du matin, alors qu’elle veut désespérément aller en cours, en anglais, sa matière préférée, mais que son corps refuse, se cabre, s’effondre.
Ou les pleurs du soir, quand elle murmure qu’elle ne fera rien de sa vie, qu’elle est inutile, qu’elle est un poids ?

Voilà ce qu’est la vie d’une mère quand son enfant souffre de troubles psychiques.
Au-delà du soin, c’est toute la vie quotidienne qui tourne autour d’un enfant malade. On compatit pour un cancer. Pas pour un refus scolaire anxieux. Surtout quand ça dure. Surtout quand « ils » pensent que ce n’est pas si grave, qu’elle exagère, qu’on en fait trop.

Comment travailler dans ces conditions ? Comment reprendre ensuite ?
« Mais vous saurez retravailler après si longtemps ? »

On se bat. Pour soi. Pour elle.
Parce qu’on l’aime plus que tout.
Parce que, quoi qu’il arrive, on la protégera. On sera toujours là. On lui a promis. Et cette promesse, on la tiendra. Et même si un jour ce n’est plus nous, d’autres prendront le relais. Elle s’en inquiète souvent.

Tant pis si personne ne comprend. Tant pis si personne ne nous comprend.
Toi et moi contre la terre entière.

Auteur-ice

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