Imaginez un instant que, dès votre premier cri dans une maternité publique, un compte invisible s’ouvre à votre nom. Un compte crédité, année après année, de services si précieux qu’aucun banquier ne pourrait vous les proposer. Éducation gratuite, santé accessible quels que soient les accidents de la vie, retraite protégée, routes entretenues, culture pour toutes et tous…
À 75 ans, le solde de ce compte affiche entre 600 000 et 900 000 euros.
Une fortune.
Votre fortune.
Celle de chaque Française et Français.
Pourtant, dans votre quotidien, au travail ou en famille, une rengaine revient, tenace : « On paie trop d’impôts. » Comme si nous étions des victimes, ployant sous le poids d’un État vorace. Comme si nous n’avions pas, en échange, reçu bien plus que nous n’avons jamais cotisé.
L’héritage invisible
Prenez simplement une calculatrice et additionnez :
- De la petite section au master, vos études vous auront coûté 0 euro et de 80 000 euros à 120 000 euros à la collectivité.
- Une nuit en chambre à l’hôpital coûte 200 euros à votre porte-monnaie… mais 1 500 euros à la Sécu. Sur une vie, c’est 200 000 à 300 000 euros de soins offerts.
- La retraite, ce chèque mensuel qui, pendant 20 ou 30 ans, vous rappellera que des inconnus ont travaillé pour vous avant même que vous ne naissiez. 300 000 à 400 000 euros, en moyenne.
- Le reste : les parcs dans lesquels vos enfants jouent, les bibliothèques qui vous ont sauvé des après-midis de désœuvrement, les pompiers qui arrivent en cinq minutes, les allocations qui ont amorti vos coups durs… 50 000 euros d’un filet social qui se tisse tant bien que mal dans l’ombre.
Au total ? Environ un million d’euros.
Un pacte signé par des générations avant vous, et que vous signerez à votre tour pour celles qui suivent.
Le salaire de la honte (ou l’arithmétique de l’ingratitude)
Un ménage français cotise approximativement 300 000 euros sur sa vie (IR + cotisations), mais reçoit bien plus en retour. Pourtant, 6 Français sur 10 estiment payer « trop d’impôts ».
Il faudrait payer en moyenne 7500 euros par an pendant toute sa carrière pour rendre à César ce que la République vous aura donné 10 fois.
50 000 euros. Le salaire d’un cadre moyen. Celui qui, chaque mois, soupire en voyant la ligne Prélèvement à la source sur sa fiche de paie. Celui qui oublie que, sans ce prélèvement, une appendicite lui coûterait 10 000 euros (comme aux États-Unis), qu’une année d’université pour son enfant en coûterait 20 000 euros (comme en Angleterre), et qu’une maison de retraite décente engloutirait son patrimoine entier.
Nous voilà donc millionnaires sans le savoir, héritiers d’un système unique au monde et que nous faisons mine de ne pas voir.
Le syndrome de l’arroseur arrosé
Pourquoi ce déni ?
Parce que personne ne nous envoie de facture détaillée. Personne ne nous rappelle que notre impôt sur le revenu finance des professeurs sous-payés et téméraires, du personnel soignant qui défie les lois du burn-out et reste en première ligne comme en 2020, des pompiers qui risquent leur vie pour 1 500 euros par mois. Personne ne nous dit : « Regardez, sans ces 7 500 euros d’impôts annuels, votre vie coûterait trois fois plus cher. »
Parce que nous confondons liberté et individualisme. Nous voulons des routes sans péage, des hôpitaux sans attente, des retraites sans inquiétude… mais sans voir que ces miracles quotidiens sont le fruit d’un contrat social signé il y a bientôt 80 ans.
Parce que nous avons peur. Peur de manquer. Peur que demain, le système craque. Alors, nous serrons nos sous dans notre poing, comme si les garder pour nous allait nous protéger mieux que de les partager avec les autres.
Rendre visible l’invisible
Aux États-Unis, où l’impôt est bas, une assurance santé coûte en moyenne 7 000 dollars par an par personne, une nuit à l’hôpital se facture environ 2000 dollars. En Chine, où le taux d’imposition sur le revenu est plus proche du nôtre, une nuit à l’hôpital coûte entre 50 et 200 euros alors que le salaire médian urbain est de 750 euros par mois (300 euros par mois en zone rurale). Un cancer peut coûter plus de 30 000 euros en frais directs, plongeant des familles entières dans la pauvreté. 600 000 chinoises et chinois meurent chaque année faute de soins.
En Chine comme aux États-Unis, environ 40 % des citoyens renoncent à leurs soins. En France, ils sont 0,3 %. Mais nous préférons rêver de devenir riches… comme les Américains qui vivent à crédit dès le début de leurs études.
L’éducation, parlons en. Les frais de scolarité dans les universités privées américaines dépassent souvent 50 000 dollars par an pendant que 30 % des étudiantes et étudiants chinois empruntent pour financer leurs études, avec des dettes moyennes de 15 000 euros à la sortie
En Suède, on paie encore plus d’impôts. Pourtant, les Suédois soutiennent leur État-providence. Pourquoi ? Parce qu’ils voient ce qu’il leur rapporte : des écoles impeccables, des personnes âgées aidées et qui finissent leurs vies dignement, des parents qui ne choisissent pas entre travailler et élever leurs enfants.
Et si la solution n’était ni dans la résignation, ni dans la destruction, mais dans la réinvention du récit ?
Imaginez un monde dans lequel vous recevriez, tous les ans, un relevé citoyen aussi détaillé que votre relevé bancaire. Une liste claire, concrète, personnalisée :
En 2025, vos 7 500 euros d’impôt sur le revenu ont financé : 1 200 euros pour l’école de vos enfants (soit 3 professeurs à temps plein), 1 800 euros pour l’hôpital public (dont 2 nuits en réanimation pour votre voisin, sauvé d’un infarctus), 900 euros pour les retraites (dont celle de votre grand-mère), 600 euros pour les transports en commun (ce bus que vous prenez chaque matin), 300 euros pour les pompiers (qui sont intervenus 3 fois dans votre quartier cette année).
Ce n’est pas de la fiction. Des pays comme la Finlande ou la Nouvelle-Zélande expérimentent déjà des outils de transparence fiscale. En France, des associations comme À quoi servent mes impôts ? militent pour un reçu fiscal détaillé, où chaque euro serait traçable.
La fierté du don aux générations futures
Alors oui, le saccage des services publics orchestrés par les différents gouvernements a profondément dégradé les conditions de prise en charge. Mais rien n’est irréparable ou inéluctable. Avec des convictions politiques fortes, nous sommes en mesure de changer de paradigme.
Mais parce que l’ingratitude naît de l’ignorance. Aujourd’hui, l’impôt ressemble une ablation douloureuse, une ponction sans visage, une ligne incompréhensible qui apparait ou disparait de votre fiche de paie. Demain, il pourrait devenir la preuve tangible de notre pouvoir collectif.
Et si notre plus belle fierté était ce que nous sommes en capacité de construire sans même le voir ?
Chaque euro d’impôt est une graine plantée dans le futur : l’école qui formera un médecin, l’hôpital qui sauvera un inconnu, la retraite qui offrira à un aîné la dignité de ses vieux jours. En payant nos impôts, nous ne perdons rien. Nous tissons la sécurité et les rêves de millions de vies après la nôtre.
Un jour, nos petits-enfants étudieront dans des classes que nous aurons contribué à bâtir, se soigneront dans des hôpitaux que nous aurons financés, et vieilliront dans un pays où la solidarité aura survécu à notre époque. Voilà l’héritage le plus noble qui soit : celui d’avoir cru, ensemble, que l’avenir se construit mieux quand on le partage.
Alors oui, l’impôt pèse parfois, mais quelle joie de savoir qu’il fait de nous les architectes d’un monde plus juste.
Quand viendra l’heure du bilan, nous pourrons nous dire : « J’ai fait ma part. »
Et ça, aucun paradis fiscal ne pourra jamais nous l’offrir.
Sources :
Administration fiscale chinoise
OCDE – Fiscalité en Chine
Banque mondiale – Données fiscales
Bureau national des statistiques de Chine (2024)
INSEE – Dépenses publiques par habitant
Ordonnances de 1945 sur la Sécurité sociale
Pew Research Center – Inégalités aux États-Unis
Brookings Institution – Accès aux soins