Quand la musique s’est tue

Quand la musique s’est tue

Juillet 1995. Royan. Charente Maritime.

J’ai 17 ans. Je ne vis, alors (presque) que pour la musique. Pour le rock. Le punk. Le grunge. Les chemises à carreaux, les jeans troués. S’habiller comme un as de pic tout en se maquillant comme un camion volé. En vacances chez mon oncle et ma tante, je rencontre cet été-là celle qui sera, encore, 30 ans plus tard, une amie très proche. Une jumelle d’esprit, presque. C’est avec elle et une autre copine (toutes deux vivent alors en région parisienne), que je décide, sur un coup de tête et de manière irrépressible (et en cachette de mes parents), de me rendre à Paris, le 29 août, pour assister au tout premier concert des Foo Fighters, groupe fraîchement monté par Dave Grohl, ex-batteur de Nirvana. Le groupe fait alors la première partie de Beck. Au Bataclan.

Il s’agit pour moi de mon deuxième concert, après avoir vu Hole, à Bordeaux, au Théâtre Barbey, trois mois plus tôt.

C’est aussi cette année-là que je décide d’apprendre la guitare. Un an plus tard, c’est à l’occasion d’un autre concert des Foo Fighters, non loin de chez moi cette fois-ci, sur l’île de Ré (comme quoi, tout arrive…) que je rencontre, avec ma meilleure amie de l’époque, une bande de potes qui, dans le courant de l’année qui suivra, me proposeront de rejoindre leur groupe en tant que guitariste. L’aventure aura duré trois ans. Je n’ai jamais cessé de jouer, d’écrire et de composer depuis.

Mai 2015. Paris. 

Vingt ans après mon premier concert, j’ai la trentaine bien tapée, un conjoint adorable, un boulot. Nous vivons dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Et j’ai, aussi et surtout, toujours cette passion pour la musique, cette rébellion “cobainesque” en moi. Cette année-là, nous allons voir “Montage of Heck” au cinéma. 

Montage of Heck
Montage of Heck, cinéma Pathé, Place de Clichy, Paris © Agnès Rivoal

Un documentaire dédié à Kurt Cobain qui m’a projetée vingt ans plus tôt, et m’a fait réaliser tout le chemin parcouru depuis. Pas tant le mien, que celui du monde, de la société. En deux décennies, nous avons vu par exemple progresser la parité femmes/hommes dans les entreprises, en politique. La légalisation de mariage homosexuel, aussi (“Homosexual rules!”, dirait Kurt Cobain). Un mariage pour tous voté deux ans plus tôt, qui avait suscité la colère de la France rance. Cette France rance, me dis-je à l’époque, semble dorénavant décomplexée, portant fièrement en étendard l’intolérance, l’envie dévorante d’empêcher autrui d’avoir les mêmes droits qu’elle. Comme si permettre aux couples homosexuels de bénéficier des mêmes droits que tout un chacun allait priver ces personnes de leurs propres droits. 

Quatre mois plus tôt, le 7 janvier 2015, l’attentat de Charlie Hebdo attaquait la liberté d’expression en plein cœur. Et c’est un peu de notre liberté à toutes et tous qui est morte, aussi, ce jour-là, en même temps que Cabu, Charb, Wolinski et toutes les autres victimes. Ou, du moins, notre conception de la liberté. C’est le début de la valse des “oui mais” d’un côté, et des “on ne peut plus rien dire” de l’autre. Des “oui mais” souvent démagos si ce n’est clientélistes mais, aussi, parfois, des “oui mais” qui sont le le fruit d’une peur, d’un instinct de survie : “Ce qu’ils ont dit, ce qu’ils ont écrit, ce qu’ils ont dessiné, les a tués. Si nous voulons survivre, ne le disons plus, ne l’écrivons plus, ne le dessinons plus.”  Et des “on ne peut plus rien dire” instrumentalisés jusqu’à plus soif par l’extrême droite, pour justifier son idéologie raciste et islamophobe. 

Mais à ce moment-là, une seule obsession, une seule idée fixe m’occupe l’esprit : “Comment quiconque a pu vouloir tuer ces gens ? Comment un être humain avait-il pu regarder Cabu dans les yeux et tirer sur la gâchette ?” Ce jour-là, c’est aussi un bout de mon enfance qui s’en est allé. Et avec lui, un bout de ma foi en l’humanité.

13 novembre 2015. Paris. 

20h. 

Moi et mon conjoint passons une soirée tranquille à la maison. Nous regardons une saison de The Big Bang Theory. Une soirée calme et cosy, à laquelle doivent succéder plusieurs soirées de concerts. Notamment un concert…des Foo Fighters, le 16 novembre, qui sera, finalement et logiquement, annulé, comme tous les concerts programmés les jours suivant le 13 novembre. Jour de “relâche” pour nous, où nous avons décidé de ne pas aller voir Eagles of Death Metal (que nous avons déjà vu six ans plus tôt à Rock en Seine). Nous avons estimé ne pas être assez fans du groupe pour nous déplacer les voir une nouvelle fois sur scène.

21h50.

Mon téléphone vibre. Un ami tente apparemment de m’appeler. Je m’en étonne, ce dernier n’ayant pas l’habitude d’appeler à cette heure, un vendredi soir. “Il a dû m’appeler de sa poche”, me dis-je, estimant que s’il avait voulu me parler, il aurait envoyé un texto au préalable pour s’assurer de ma disponibilité. 

22h.

Harassé par sa semaine de travail, mon conjoint part se coucher. Mon ami me rappelle. Je me dis que, décidément, sa poche n’arrête pas de m’appeler (mon prénom commençant par un “A”, ce n’est pas rare, donc je ne m’inquiète pas). Puis, plusieurs textos arrivent en rafale : ami-es, famille… J’apprends alors que l’impensable est en train de se produire. J’allume la télévision. J’y vois une carte de Paris, constellée, à l’Est, de pictogrammes de feux, de bombes. Je ne comprends pas ce qui arrive. Ce qui nous arrive. Puis la voix du journaliste m’explique la situation. Je ne comprends toujours pas. Comment est-ce possible ? Je pleure. Je suis seule. J’hésite à aller réveiller mon conjoint. Pour lui dire quoi ? Je ne le sais même pas. Soudain je réalise que j’ai peut-être des proches dans la salle du Bataclan. Ou en terrasse dans le quartier. Je m’inquiète. C’est seulement à ce moment-là que je prends mon téléphone, réalisant que mes proches devaient s’inquiéter eux aussi. Je n’appelle personne. J’envoie des messages. Je suis muette. La piplette que je suis est pour la première fois de sa vie incapable de produire un seul son. Je réveille mon conjoint. Je lui fais signe de venir. Comme moi, il reste là, debout devant la télévision, sidéré. Comme s’il cauchemardait éveillé. Les salles de concert. Notre sanctuaire. Notre refuge. L’endroit où nous avons toujours pu être nous-mêmes. L’endroit où on s’est fait tellement d’ami-es. Celui où nous avons découvert tant de groupes. Rencontrés tant de gens. Des gens qui nous ressemblent. Des gens qui ne nous méprisent pas. Ne nous jugent pas. Juste des gens heureux d’être là, de vibrer au son de la musique et des émotions qu’elle suscite. Ce lieu, ce sanctuaire, n’est plus. Il est mort ce vendredi 13 novembre dans la soirée. 

Nous n’avons pas perdu de proches ce soir-là. Je n’ose imaginer la douleur de celles et ceux qui ont perdu un proche, un ami, parfois plusieurs, fauchés par la fureur de tuer à l’aveugle. Je n’ose imaginer la douleur de celles et ceux qui étaient présent-es, que ce soit au Bataclan, ou sur les terrasses visées par les terroristes. Ces personnes occuperont mes pensées durant des semaines, durant des mois. Elle occuperont aussi les pensées de mon ancien collègue et ami (et bassiste) Lotfi*. Quelques mois plus tôt, lui et moi avons décidé de monter un groupe de punk. En parallèle de la recherche d’un batteur, nous allons répéter régulièrement ensemble en studio pour tester nos compos. 

Quelques jours plus tard, nous nous revoyons et échangeons pour la première fois depuis que les attentats ont eu lieu. Il est effondré. Lui aussi a perdu une part de lui-même. Une douleur à laquelle vient s’ajouter, pour lui, le poids du regard des autres. D’origine tunisienne, son physique fait peur. Chaque jour, dans le métro, cet homme intelligent, drôle et adorable voit se poser sur lui des regards inquiets, si ce n’est terrorisés. Une double peine pour ce fan inconditionnel de Bad Religion, pour ce passionné de mathématiques, pour cet artiste à fleur de peau. 

Je ne peux m’empêcher de penser à tous les Lotfi* présents au Bataclan le soir du 13 novembre. Sacrifiés sur l’autel de l’intolérance, de l’autoritarisme religieux. De l’aveuglement sectaire. Et je pense aussi à celles et ceux qui, par leur racisme crasse, par leur confusionnisme délétère, veulent se débarrasser de tous les Lotfi* de France, sous prétexte que tous seraient assimilables à des fous de Dieu prêts à tuer en masse au nom d’une religion. J’y pense avec dégoût. Avec rage. 

Il m’aura fallu des mois pour retourner voir un concert. Il m’aura fallu des mois pour verbaliser ce que j’ai ressenti en ce vendredi 13 novembre. Et puis la vie a repris son cours. Pas tout à fait comme avant. Cela ne sera jamais vraiment le cas.

*Ne lui ayant pas fait part de cet article, son prénom a été changé

Auteur-ice

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